Par-delà les murs de brume et de pierre

Vendredi 1er juin 2012

Toujours levé de bonne heure, je sors me balader dans les environs. En pleine campagne c'est si agréable ! J'espère juste que la brume se sera levée. Pointant le bout de mon nez à l'extérieur, je constate qu'un léger crachin a remplacé la purée de pois de la veille. Une demi-heure durant, j'erre dans ce village très étendu, ne joignant que deux pâtés de maisons. Entre eux, il n'y a que des prairies à l'herbe grasse parcourue par une poignée d'herbivores et deux petits ponts en pierre.

Notre auberge de jeunesse

De retour à l'auberge, j'étudie le parcours pour Moher sur des plans détaillés à disposition puis réveille Laëtitia à 7h. Etant sur-motivés, nous avons décidé de longue date de couvrir les 6,5km à pied. Le chemin est étroit (mais bitumé) et bucolique. Dans un premier temps, on aperçoit la mer à droite, les îles d'Aran même. Puis l'itinéraire s'écarte de la côte.

En préparant l'itinéraire ce matin, j'ai vu dans de la documentation touristique que si nous allions et revenions de Moher en moins de 3h, la navigation jusqu'aux îles d'Aran restait possible. C'est donc une course contre-la-montre qui s'engage.

Nous admirons un teasing original à travers une succession de 4 pancartes en bordure de chaussée. "Vous avez soif ?" annonce la première. Quelques minutes plus tard, la seconde s'enquiert "Vous avez faim ?" puis une troisième interroge : "Etes-vous fatigué(e) ?". A chaque fois, il ne s'agit que d'une phrase noire sur un fond jaune, sans autre piste. Une dernière pancarte dévoile l'annonceur et invite à tourner la tête dans le sens indiqué par une grosse flèche. Alors en bon "mouton de Panurge", vous tournez la tête sur la gauche et voyez un grand bâtiment dont le toit est couvert uniquement de l'inscription "restaurant" en lettres capitales.

Notre compteur kilométrique s'incrémentant, je commence à sentir amplement le poids du sac tandis que ma coéquipière continue de progresser sans fléchir. Ne pouvant perdre du temps pour rester dans les 3h, je soulage mon dos en posant quelques instants mon sac sur un muret de pierre. Cette pause bénéfique même si furtive me suffit pour pousser jusqu'à notre destination. Et dire que Laëtitia craignait de me ralentir !

Arrivant sur la route principale, nous constatons avec dépit que la brume s'épaissit. La visibilité devient très réduite au point de ne plus percevoir les véhicules qui s'approchent qu'au son. Ca sent plutôt le roussi pour les falaises et nous y croyons de moins en moins à chaque pas. Sur le site, nous recevons la confirmation de cette crainte : on ne voit même pas le précipice, simplement une "terrasse" d'herbe de quelques mètres de large puis le blanc absolu.

De temps à autre, avec une très légère éclaircie, on entraperçoit vaguement le contour d'un à-pic. Plus que "voir", nous "devinons".

Il était écrit que nous ne verrions pas cette curiosité naturelle alors, après 40 minutes sur place assis à contempler le néant et à espérer l'improbable, nous décidons de rebrousser chemin et d'assurer Aran. Avant de quitter le site, nous choisissons de pousser jusqu'au belvédère des macareux. Une fois de plus nous avons le son mais pas l'image. Mais que fait le technicien ? C'est à ce moment que sort du manteau blanc un couple. Nous échangeons quelques mots courtois en anglais avant de se rendre compte qu'il s'agit comme nous de Français. Une poignée de minutes plus tard, nous nous séparons continuant chacun notre chemin.

Nous reprenons la même route qu'à l'aller mais en sens inverse forcément. Ce faisant nous discutons de l'opportunité de faire du stop. Un camping-car nous dépasse à ce moment précis. Par réflexe, je regarde la plaque : non seulement elle est française mais en plus elle est immatriculée "64", mon département de naissance. Incroyablement, le camping-car ralentit puis se gare sur la gauche de la route. Une femme s'apprête à monter à bord. Alors je commence à courir tout en agitant les bras. S'il y avait eu un spectateur, il se serait légitimement demandé si, tel un oiseau, je tentais de m'envoler mais en l'occurrence j'essaie plutôt de nous faire remarquer. Je suis assez fier de reconnaître que je dois l'imiter assez bien car la femme qui a déjà ouvert la porte, tourne la tête dans notre direction. C'est notre couple d'il y a quelques minutes. Je leur crie alors que je suis du "64" également. Ca y est nous tenons notre véhicule ! Il s'avère qu'ils habitent une commune limitrophe de la mienne et proposent aimablement de nous faire faire un bout de chemin à bord. C'est vraiment incroyable de croiser son "voisin" loin de chez soi et dans un brouillard des plus épais, nous voyageons vraiment avec une bonne étoile après la rencontre de Rathlin (l'ornithologue).

Rapidement, ils nous proposent de nous conduire à notre destination puisqu'elle est à moins de 10 kilomètres. Nous leur faisons prendre la chaussée bitumée plus agréable que la route principale et leur indiquons les sentiers qu'ils cherchent pour randonner. Eux font un périple d'un mois. Nous échangeons sur nos programmes respectifs et leur donnons des idées notamment les îles d'Aran. Ultra-serviables, ils nous déposent d'abord à la billetterie, attendent que nous achetions nos tickets puis nous conduisent jusqu'au port à 2 kilomètres de là. Grâce à eux, nous allons embarquer dans le ferry de 10h au lieu de celui de 11h. Nous les remercions vivement.

Nous rejoignons la digue. L'embarquement n'en finit plus d'être retardé parce qu'il n'y a qu'un quai, deux bateaux et une demi-douzaine de compagnies différentes. Nous allons donc voir la nôtre et je négocie une voiture à notre retour pour accomplir les quelques kilomètres jusqu'à l'arrêt de bus car le timing pourrait être serré.  40 minutes plus tard, nous sommes à bord en direction d'Inis Oirr, le sourire jusqu'aux oreilles, faute de pouvoir aller au-delà. Il y a tout juste 12 heures, nous ne pensions même pas possible cette éventualité et là nous sommes en route !

Deux bateaux pour une demi-douzaine de compagnies

Inis Oirr ou Inisheer est la plus petite des trois îles d'Aran et la plus proche du port. Ces îles sont réputées pour leur paysage surréaliste : des milliers et des milliers de parcelles délimitées par des murets de pierres sèches sur une hauteur dépassant à minima le mètre. Ces pierres plates sont empilées tantôt dans le sens vertical, tantôt à l'horizontale. Un vrai labyrinthe à perte de vue. Comment l'homme a-t-il créé cela ? Et surtout d'où viennent toutes ces pierres ? 

Nous restons là, à la sortie du village, admiratifs, des minutes durant. L'esprit encore émerveillé, nous regagnons le bourg lui aussi envahi par ces murets. Nous n'hésitons pas à nous engager dans de petits chemins transverses et tortueux qui s'ouvrent parfois car ils comportent toujours une sortie. Ayant une idée globale du cap à suivre, nous aboutissons au littoral et le longeons jusqu'à un dolmen artificiel.

Après 1h30 de visite (trop courte), il faut réembarquer du fait de la contrainte horaire du seul bus restant de la journée. Tout se passe dans le timing jusqu'au port et la fortune continue de nous sourire parce que le temps se dégage. Nous apercevons ainsi durant une bonne partie de la traversée retour les Falaises de Moher pour lesquelles nous avions perdu tout espoir.

Puis les ennuis se profilent : au port, il y a un embouteillage pour débarquer sur le seul quai. Le temps file et la pression monte en nous. Laëtitia-Oeil-de-Lynx et un Belge repèrent un dauphin alors que nous faisons des ronds dans l'eau. Nous guettons son apparition faute de pouvoir agir autrement sur les événements. Le cétacé tourne autour de nous et vient respirer régulièrement à la surface. Les minutes continuent de s'écouler et la probabilité d'avoir le bus pour Galway se réduit à peau de chagrin. Une fois sur le plancher des vaches nous attend une autre déception : il n'y a plus personne dans la boutique pour nous conduire à l'arrêt de bus. Il reste deux options: marcher voire courir le plus vite possible sur 2 kilomètres avec nos sacs pesants ou bien faire du stop. Ne pouvant tout miser sur la seconde solution, nous avançons rapidement. A chaque passage de véhicule, nous tendons le pouce en vain. 4 voitures sont passées puis 3 motos. Il ne doit plus y avoir personne de notre ferry derrière. On est plutôt mal ... C'est alors qu'un bus se profile. Je fais signe au chauffeur qui s'arrête à ma hauteur et lui explique que nous avons un bus à un peu moins de 2 km mais que, si nous le ratons, nous restons coincés ici. Mon interlocuteur m'annonce qu'il ne va pas très loin parce qu'il va récupérer des touristes mais il accepte de nous prendre, nous sauvant d'un sacré pétrin. 3 minutes plus tard, le temps de lui raconter très brièvement notre voyage, il se range. Nous descendons, le remercions du fond du coeur et rejoignons à temps notre arrêt de bus avec 10 minutes d'avance. Une éternité vue la situation dans laquelle nous étions.

Quelle journée avec ces deux coups de chance providentiels en stop et la visite des deux sites initialement imaginés sur papier ! Il n'y a pas que pour Uncle Bens que c'est "toujours un succès" : pour notre programme aussi.

Nous pouvons pique-niquer tranquillement et laisser retomber le stress. Le paysage est cette fois-ci très agréable entre l'océan et des montagnes jonchées d'innombrables cailloux. Nous entrons dans Galway en milieu d'après-midi. A côté de tout ce que l'on vient de voir, la ville présente à nos yeux moins d'intérêt.

Nous commençons par déposer les sacs à l'auberge. Laëtitia, gestionnaire du porte-monnaie, règle la chambre ce qui me vaut une remarque du responsable comme quoi j'ai de la chance de vivre aux frais de la princesse. Ce n'est pas tout à fait exact mais j'abonde dans son sens avec humour.

Nous cherchons ensuite une banque pour convertir nos derniers pounds en euro. La banquière s'intéresse à notre parcours que nous lui détaillons. Puis, nous lui demandons des conseils sur des pubs avec des cornemuses ou des danseurs. Comme elle n'en connait pas, je lui suggère qu'elle fasse une démonstration avec ses collègues. Un éclat de rire rompt de suite le silence de l'agence. Au moins, elle aura terminé sa journée et (qui sait ?) sa semaine sur une bonne note.

Nous enchainons illico avec la poste aux Français parce qu'un car entier a dû débarquer. Le guichetier nous fait ses adieux dans notre langue, clin d'oeil à l'appui. Nous lui répondons dans la sienne à sa grande satisfaction.

Les formalités accomplies, nous visitons rapidement cette ville qui a déjà envoûté ma coéquipière : l'échelle à saumon sans saumon d'où le singulier, une cathédrale surtout intéressante pour ses vitraux sur la vie de Jésus, une promenade le long de la rivière Corrib, une arche espagnole et un quartier animé abritant pubs et restaurants.

Nous ré-adoptons une vieille coutume oubliée ces derniers temps : une pause au bord de la Corrib à contempler la lutte de cygnes et de leurs petits contre le courant.

Cygnes luttant contre le courant

Aux alentours de 18h, nous nous rapprochons de pubs pour assister à un concert de musique traditionnelle mais dans celui que nous avons repéré, aucun musicien ne s'est déplacé. Ailleurs, de petits groupes se produisent avec guitare, violon, flûte ou accordéon. Plus de cornemuse par ici.

Nous passons par la case supermarché faire des provisions pour le Connemara avant de retourner à l'auberge car il y a une seconde session à 21h. Je suis à nouveau traité comme un roi par Laëtitia : pendant que je surveille nos sacs, elle est au fourneau. J'apprécie toujours autant l'attention et le dévouement mais ne souhaite pas que cette situation se pérennise. Je suis plutôt pour le partage des tâches comme au début car il n'y a pas de raison que ce soit toujours la même personne qui se décarcasse. A nouveau merci !

Nous ressortons pour une seconde visite de pub et avons cette fois-ci davantage de chance : la salle est bondée et certains clients bien entamés parlent très fort mais on entend la musique. Un gars particulièrement joyeux entame des danses irlandaises qu'il maitrise à la perfection. Je trouve la soirée moins attrayante qu'à Derry faute de cette cornemuse qui ne va pas venir ce soir. Mais notre sortie n'en reste pas moins très agréable pour partager nos péripéties de la journée. Peu avant l'heure fatidique, le groupe de musique traditionnelle est remplacé par un autre de folk. Nous quittons les lieux. Au moins, nous serons au lit à l'heure !