Sur la Chaussée des Géants
Mercredi 30 mai 2012
5h et vous savez quoi ? ... Exactement !
Pour me punir de ma fugue chez le marchand de poulet et dans les boutiques hier matin à Belfast, je suis de corvée de pluches ce matin dès l'aube : un sachet entier de carottes. Comme je crains l'inspection, je m'applique à préparer des carottes de compétition. Ayant un peu de temps libre devant moi, je rédige mon carnet de voyage et feuillète la documentation abondante du salon. J'apprends ainsi, dans un livre de contes et de légendes locales, qu'une croyance voit dans les macareux l'âme des pêcheurs disparus au large. Belle métaphore. Vers 8h, je réveille Laëtitia. Nous tournons deux petites séquences du film de nos vacances puis partons à l'assaut du sud de l'île non sans une visite de courtoisie aux phoques de Mill Bay.
Le paysage est une fois de plus accidenté. Timide, il se cache derrière un rideau de brume. Un tout qui coïncide bien avec l'image que l'on se fait de l'Irlande.
Le dénivelé se ressent moins qu'hier. Les lièvres sont toujours aussi nombreux, un huitrier fait son apparition. Régulièrement, un lac plus ou moins grand apparaît d'un côté de la chaussée. Nulle présence humaine et les rares bâtiments sont tous à l'état de ruine. C'est surprenant.
Nous sommes d'abord ermites évoluant dans une nature sauvage d'où seul émerge le hurlement du vent. La route devient chemin de pierre, le cadre plus enchanteur. Quelques moutons paissent sur notre route, sentinelles broutant sur les hauteurs. Nous nous improvisons alors bergers guidant le troupeau dans sa fuite en avant vers ce cap sud avec qui nous avons rendez-vous.
Il y a quelques minutes que nous avons franchi cette barrière portant un écriteau "bull". Mais faute de précision, nous ne saurons jamais s'il s'agissait des Chicago Bulls ou du sponsor Red Bull ? A moins qu'un sens caché ne nous échappe ? Nous sommes sur le qui-vive et parvenons ainsi au bout de la terre. Deux vestiges d'habitations se dressent encore dans un ultime défi au temps et aux caprices des éléments. Amorçant un détour pour les voir, Laëtitia-Oeil de Lynx distingue des phoques qui paressent sur les rochers. Heureusement qu'elle est là, je ne suis même pas sûr que je les aurais vus sinon ! Merci à toi !!!
Etant donné leur isolement, je ne pense pas qu'ils soient autant visités que leurs voisins de Mill Bay. Et cela se ressent notamment à leur plus grande méfiance car eux-aussi sont aux aguets depuis qu'ils nous ont repérés. Malgré cela, en se jouant des accidents du terrain, nous parvenons à nous rapprocher à une trentaine de mètres d'eux, jusqu'à ce qu'ils simulent une esquisse de fuite. Alors nous posons nos sacs, nous abritons du vent derrière un rocher et contemplons à nouveau le spectacle offert par Dame Nature. Le temps file mais nous restons impassibles devant ce privilège que nous savons apprécier et savourer à sa juste valeur. Quand je disais que l'île nous avait adoptés ... Nous avons uniquement reçu le meilleur d'elle, pas la moindre ombre à un tableau idyllique.
Malheureusement, toute bonne chose a une fin et il faut donc se résoudre à laisser le spectacle continuer sans nous. En même temps, il y a sûrement tant d'autres moments magnifiques devant nous ! La brume se dissipe légèrement et dévoile le phare sud, le dernier qu'il manquait à notre safari-photo. Ce n'est pas forcément le plus beau mais c'est celui qui est dans le lieu le plus "hostile" ou le plus représentatif des côtes celtiques.
Cette fois-ci, nous ne pouvons plus occulter le temps. Il nous faut impérativement être au port pour midi et même avant puisque nous avons rendez-vous avec Jennifer qui va nous y apporter le gros de nos sacs-à-dos. Nous empruntons la même voie qu'à l'aller, guidons à nouveau des moutons sur une centaine de mètres et refermons la barrière comme pour mieux protéger cette contrée isolée que nous laissons derrière nous. Après plusieurs centaines de mètres, nous rencontrons enfin les premiers êtres humains de la journée et ne manquons pas de les saluer. Notre timing étant une fois de plus parfaitement géré, nous avons un petit peu de temps pour visiter furtivement le port et ses environs avant de retrouver notre hôte d'un jour.
En guise d'adieu, nous parlons de l'île. Elle n'en est pas originaire mais est venue s'installer ici avec son mari John. La saison touristique s'étale de Pâques à septembre et nombre de touristes reviennent d'une année sur l'autre comme le signalait son livre d'or. Je comprends pourquoi parce que je m'en sens vraiment capable également. Un couple y signalait par exemple dans un message en deux volets : "je reviens après 40 ans" disait le mari, "beaucoup de choses ont changé mais l'île est toujours aussi belle" et sa femme de renchérir qu'elle "comprenait enfin pourquoi son mari lui avait tant parlé de cet endroit et qu'elle ne regrettait pas d'y avoir mis les pieds". Voilà mon état d'esprit en ce moment et je pense pouvoir dire "nôtre" sans trop me tromper. De notre côté, nous avons tenu à nous démarquer en laissant une trace plus humoristique de notre passage même si en anglais ce n'est pas évident.
Le ferry apporte l'alimentation certains jours de la semaine, pas tous. Il en existe de deux types au cours de la journée : ceux qui transportent jusqu'à 6 véhicules ainsi que le ravitaillement, et ceux qui n'emportent que des passagers. Mais ils circulent tous les jours de l'année sauf tempête.
Adieu Rathlin et à un jour peut-être ...
Retour sur la terre ferme. Nous nous partageons les rôles n'ayant que 15 minutes devant nous pour récupérer le bus : Laëtitia part en avant faire les courses pour le pique-nique de midi tandis que je porte les sacs jusqu'à l'arrêt. La mission est remplie avec succès. Le transfert est très rapide, la Chaussée des Géants, notre prochaine destination, n'étant qu'à 20 minutes de bus. Nous arrivons sur le parking de ce pôle touristique. Comme il y a quelques boutiques, on tente d'y laisser nos sacs les plus lourds mais essuyons un refus de crainte que l'on ne nous dérobe quelque chose en notre absence. Il va donc falloir descendre puis remonter la falaise chargés comme des mulets. C'est dans de tels moments que l'on compatit avec nos porteurs du Népal même si eux avaient une charge tout autre.
La descente s'avère moins pénible qu'escompté mais est plus décevante car une route est en construction jusqu'aux abords immédiats du site, balafre qui ne manquera pas de le dénaturer. Sur notre gauche, la côte est par contre sauvage et verdoyante. Franchissant un cap, le monument naturel inscrit au Patrimoine de l'UNESCO se révèle.
Une sorte de pointe s'avance dans la mer. Plus on se rapproche, plus la particularité du site se dévoile : à la suite d'une éruption volcanique il y a 60 millions d'années et du refroidissement du basalte, environ 40 000 colonnes polygonales se sont formées. Elles ressemblent à des tuyaux d'orgue, aucune n'ayant la même hauteur. Les plus hautes s'élèvent à 90 mètres, les plus basses sont immergées.
Une vieille légende raconte que deux géants ennemis vivaient de chaque côté de la mer, l'un en Écosse, appelé Benandonner, et l'autre en Irlande, nommé Fionn Mac Cumhaill. Le géant écossais traitait son rival irlandais de froussard jusqu'au jour où celui-ci, piqué au vif, dit à l'écossais de venir se battre pour lui prouver qu'il était le plus fort ! Mais comment franchir la mer ? L'Irlandais jeta des pierres dans l'eau pour construire un chemin praticable, une "chaussée" entre l'Écosse et l'Irlande. Mais quand il vit approcher son adversaire, l'Irlandais fut pris de panique car il était beaucoup plus petit que lui ! Il courut demander conseil à sa femme, Oonagh, qui eut juste le temps de le déguiser en bébé avant l'arrivée du géant écossais. A ce dernier, elle présenta son "fils", qui n'était autre que son mari déguisé. Le géant écossais, voyant la taille de ce "bébé", prit peur. Affolé à l'idée de la taille du père et par conséquent de sa puissance, il prit ses jambes à son cou et s'en retourna dans ses terres d'Écosse en prenant soin de démonter la chaussée pour que l'Irlandais ne risque pas de rejoindre son île.
Pour débuter, nous hissons notre harnachement jusqu'au point le plus haut pour avoir une vue d'ensemble de cet escalier naturel. A cet endroit, la largeur n'excède pas deux mètres avec de vertigineux aplombs et il faut prendre garde en redescendant car le sol a été rendu glissant par la dernière averse ou la brume matinale.
C'est juste en-dessous que la densité humaine est la plus forte. Nous traversons rapidement cette zone de turbulence pour atteindre le bas de la Chaussée, y jouer à la marelle et pousser jusqu'au rivage, léché par la mer.
Dans cette zone bien tranquille, nous décidons d'innover et de nous démarquer : quel meilleur endroit pourrions-nous trouver pour pique-niquer ? Devant nous, deux Irlandais ne cessent de jeter des pièces à l'eau. Est-ce une tradition pour espérer revenir ? De façon sarcastique, je précise à Laëtitia que c'est là la différence avec des Ecossais qui auraient déjà plongé. Je m'improvise homme-sandwich au propre comme au figuré. Au milieu de ma baguette et alors que nous sommes là incognito à contempler paisiblement les alentours, une voix surgie de nulle part annonce "bon appétit". J'échange un regard stupéfait avec ma coéquipière. Mais comment a-t-il bien pu savoir que nous étions français ? De dos qui plus est ! Puis nous réalisons qu'avec ma polaire marquée "Club Aventure.fr", je facilitais drôlement la tâche. Rires. Et c'est ainsi que je devins le premier panneau publicitaire de la Chaussée des Géants. La classe, non ?
En plein pique-nique "Géant" (c'est le cas de le dire), nous constatons avec une pointe de dépit que le temps ne s'est pas arrêté pendant notre casse-croûte. Nous n'aurons pas l'occasion de prolonger notre visite en rejoignant les colonnes de l'Organ (12m de hauteur) sur la falaise en face de nous. Dommage !
Nous quittons sans nous retourner le site et nous attaquons à la petite côte aboutissant au centre touristique. Non loin de là, nous reprenons le bus en direction de Coleraine. Croyant que la correspondance est ultraserrée, nous prenons nos jambes à notre cou, sautons hors du bus alors qu'il s'est à peine immobilisé et courons prendre le train suivant. Pour une fois, on manque d'efficacité et, aveuglés pas un stress inutile, passons devant la gare ferroviaire sans en remarquer l'entrée. Ayant réalisé notre erreur, nous rebroussons chemin, passons le contrôle des billets et nous trompons de quai. Décidément ...
C'est à ce moment qu'on réalise que le train n'est que dans 10 minutes. Disons pour garder la face que l'on a couru pour maintenir la forme. C'était bien cette petite séance, hein Laëtitia ? D'ailleurs, ma coéquipière désormais à l'aise en anglais n'hésite pas à interroger spontanément une jeune femme pour s'assurer que nous sommes dans le bon sens car, à notre décharge, les destinations ne sont pas écrites clairement.
Nous sommes ravis de pouvoir emprunter ce nouveau mode de transport. J'ai déjà exposé plus haut mes raisons. Nous nous installons dans un carré bien confortable. Il n'y a plus qu'à se laisser aller. Un peu trop pour ma part, parce que lorsque le contrôleur se présente et nous demande avec un accent inintelligible nos billets, je lui assène une de ces petites phrases qui ont un jour marqué l'Histoire : "Can you repeat in English, please ?". Si vous avez besoin de moi pour un dîner n'hésitez pas mais je suis disponible uniquement sur réservation parce que de telles perles sont très demandées de nos jours. Compréhensif face à un tel demeuré, il répète : "avez-vous vos billets ?" (en anglais of course), question à laquelle nous répondons collégialement par l'affirmative. Ayant obtenu une réponse cohérente, il nous tourne le dos et s'éloigne. Nous sommes médusés : il ne vérifie pas ? J'ai passé quatre ans de ma vie professionnelle à estimer la fraude dans les trains alors une telle situation me donne vraiment le vertige.
La voie est à chemin unique donc les trains profitent de certaines gares pour se croiser. Lors de la progression, on ressent les cahots à intervalles réguliers. Quant au paysage qui défile à travers les larges vitres : une bande littorale entrecoupée de quelques tunnels sur laquelle circulent parfois des voitures puis une presqu'île. Laëtitia me fait également remarquer les nombreux écriteaux "merci de fermer la barrière" alors que celle-ci reste systématiquement grande ouverte.
Alors que l'on se rapproche du but, le ciel se couvre et le temps se gâte : les premières gouttes viennent tambouriner délicatement la baie vitrée. A notre descente du train, elles ne sont plus qu'un crachin qui nous accompagne jusqu'à notre auberge du jour. Puis la grisaille poursuit son chemin et nous laisse le champ libre pour une visite ensoleillée de la ville de "Derry, Londonderry".
Nous découvrons de nouveaux murals après ceux de Belfast car la seconde ville du pays a également connu ses heures sombres d'affrontements intercommunautaires dans les années 1970.
Pour le reste, cette cité se démarque en premier lieu par ses fortifications : c'est la dernière ville du Royaume-Uni à conserver une enceinte complète. Nous en faisons le tour et bénéficions d'un bon point de vue à la fois sur l'intérieur et sur les abords.
Partout cohabitent la sphère militaire et l'univers spirituel au travers d'un grand nombre de lieux de culte.
Mais la surprise la plus agréable de la visite se trouve derrière une façade anodine où il ne faut hésiter à s'aventurer : le Craft Village. L'intérêt n'est pas commercial mais architectural avec ses maisons en brique, ses balcons, ses balustrades en fer forgé, ses passerelles ... Des arrière-cours charmantes !
Sur ce nous retournons à l'hôtel non sans effectuer quelques courses pour les jours à venir. Pour une fois, nous faisons une infidélité à notre "sponsor" officiel Spar en allant chez Tesco. Première fois que l'on change de partenaire au cours de ce voyage, j'ai honte. Pour se remettre de cette trahison, nous décidons d'aller passer la soirée au pub écouter de la musique celtique traditionnelle. Après tout, la culture irlandaise c'est également ça.
Passant commande, nous créons la zizanie ne prenant pas de sacro-sainte pinte ni d'alcool. Laëtitia parvient même à commander une infusion. Si ce n'est pas du bilinguisme, je ne m'y connais pas. Par contre, ils vont avoir une de ces images des Français je ne vous raconte même pas ! La musique est plutôt assez moderne et -fait unique de notre séjour- contient un genre de cornemuse. La mélodie fait vibrer de l'intérieur. Que ce genre de musique est magnifique ! Je ne crois pas que je pourrais m'en lasser. Nous passons une soirée des plus agréables et à contrecoeur décidons de retourner à l'hôtel car la journée du lendemain sera longue et stressante. Il faut également reconnaître que la partie de criquet diffusée simultanément sur un écran ne parvient pas à nous retenir car les tribunes sont désertes et que même les joueurs et l'arbitre ne semblent pas véritablement maîtriser les règles... Et puis, ma coéquipière n'a qu'une permission de 22h30 alors il faut se dépêcher avant qu'elle ne se transforme en ... citrouille ? trèfle ? korrigane ? Oups 22h31 ...